27.01.1998 Le Monde
Christian Lecomte

Interview: Carlos Westendorp, High Representative

Vous venez d’imposer une monnaie commune aux trois communautés bosniaques. Vous aviez auparavant déjŕ tapé du poing sur la table pour exiger que les Bosniaques, qu’ils soient musulmans, serbes ou croates, aient un męme passeport. En prenant autoritairement toutes ces décisions, ne donnez-vous pas l’impression que c’est vous qui, d’une certaine facon, dirigez ce pays ?

Carlos Westendorp: La conférence de Bonn m’a octroyé un supplément de pouvoir. J’agis donc d’une maničre légale. A Bonn, un caléndrier de mesures ŕ prendre concernant les institutions communes a été établi et des dates butoires one été arrętées. Au rythme pris par les dirigeants bosniaques, il faudrait probablement plus de dix ans pour que les mesures en question soient appliquées. Or le temps est compté. Il faut de dépęcher et profiter de la présence des troupes de l’OTAN sur place pour faire avancer le processus de paix. Le déploiement de cette force ne sera pas éternel. Cette présence ne se justifie aux yeux de l’opinion publique internationale que si des résultats en découlent et que des progrčs sont visibles dans la mise en place des accords de Dayton.

J’use donc de ma marge de manoeuvre plus large pour prendre des décisions ŕ la place des dirigeants bosniaques. Si les deux, voire les trois camps, ne parviennent pas se mettre d’accord, j’impose ma volonté. J’ai parfois le sentiment qu’ils veulent que j’agisse ŕ leur place et que cela les soulage.

Je viens d’imposer une monnaie commune, et je m’appręte ŕ batailler ferme pour que le pays se dote d’un drapeau commun. L’affaire s’annonce plus délicate. Un drapeau est le symbole d’une nation. Donner la voix au peuple serait la solution idéale, mais le coűt d’un référendum serait élevé. J’ai réuni un comité d’intellectuels indépendants des trois nationalistés pour imaginer ŕ quoi pourrait ressembler ce drapeau. Mais au bout du compte, les peuples constitutifs du Parlement bosniaque devront trancher. Il est ŕ craindre que, sur ordre de Karadzic, les députés serbes ne voudront pas de ce drapeau.

Vous venez de préciser, l’influence de Radovan Karadzic demeure intacte, et son effet de nuisance reste important. Ne faudrait-il pas commencer par le début, c’est-ŕ-dire procéder ŕ son arrestation ?

Carlos Westendorp: C’est une affaire prioritaire, mais pas la chose la plus urgente. De plus, l’arrestation de Karadzic et Mladic dépend de deux ou quatre pays. Si elle n’a pas encore eu lieu, c’est que les risques encourus sont importants avec une forte probabilité de pertes humaines parmi les troupes de l’OTAN.

7 Je ne suis pas d’accord avec l’idée qui veut que tant que Karadzic ou Mladic ne sont pas déférés ŕ La Haye, il n’y a aucune chance de paix et aucune raison d’aider la République serbe. Je suis tout ŕ fait contre cela. Il faut aider la République serbe dčs maintenant. Un nouveau gouvernment vient d’y ętre élu démocratiquement avec, ŕ sa tęte, Milorad dodik, un modéré. S’il peut gouverner, étendre son pouvoir sur l’ensemble de la République serbe, contrôler la police et les finances, libérer les médias, les jours de Karadzic sont comptés. Le plus urgent est non pas une opération menée contre Radovan Karadzic, mais de permettre au nouveau gouvernment de fonctionner et d’entamer une transition démocratique et pacifique.

Les ultranationalistes serbes n’ont pas reconnu le nouveau gouvernemnt. Ils ont męme qualifié sa nomination de “coup d’Etat” en vous accusant personnellement de l’avoir fomenté avec Mme Plavsic. Ne craignez-vous pas une scission au sein e la République serbe ?

Carlos Westendorp: Milorad Dodik ne tolérerait pas une scission, pas plus que la communauté internationale. La population elle-męme ne le souhaite pas, elle désire aujourd’hui vivre normalement, travailler, circuler librement, les réfugiés veulent rentrer chez eux. Le nouveau premier ministre s’est engagé ŕ répondre ŕ ces aspirations. Si au lieu d’aller dans quelques poches, l’argent est redistribué, si les enseignants, les retraités, les policiers, sont payés, les gens de detourneront des ultranationalistes.

Le SDS est un parti maffieux, dont une dizaine de membres contrôlent tout l’argent de la République serbe. Je n’ai pas de preuve concernant Momcilo Krajisnik, mais tout le monde dit qu’il est lui aussi impliqué.

Une scission me semble improbable, car en redistribuant l’argent et en rétablissant un état de droit, Milorad Dodik devrait vite faire l’unanimité autour de son nom, et il isolera la poignée de corrompus. Mais il faut lui laisser du temps. Des actions énergiques conduites maintenant auraient pour possible conséquence de diviser les Serbes. Ainsi, nous n’avons pas demandé au nouveau gouvernment d’appréhender lui-męme les criminels de guerre serbes. C’est trop tôt pour cela.

Beaucoup de dirigeants étrangers se sont récemment rendus ŕ Sarajevo, dont Bill Clinton, Helmut Kohl et le roi d’Espagne. La France a brillé pas son absence. En concluez-vous que la France se désengage de la région, comme certains observateurs l’affirment ?

Carlos Westendorp: Non. La France a sur place la troisičme force au sein de la SFOR, et sa participation au sein du groupe de contacts reste active. L’élan est cependant moindre qu’il y a trois ou quatre ans. C’est peut-ętre un effet de la cohabitation. C’est dommage, car depuis six mois on peut observer certaines évolutions positives en Bosnie. Il serait regrettable que la France n’y participe pas. En guise d’anecdote, je peux vous dire que la France avait mis ŕ la disposition de mon prédécesseur un Mystčre 20; ce pręt n’a pas été renouvelé. En résumé, une visite de Jacques Chirac ŕ Sarajevo serait ŕ mes yeux une bonne chose.