20.11.1998 Le Soir
Edouard Van Velthem

Interview: Carlos Westendorp, the High Representative”Sur l’application des accords de Dayton en Bosnie et sur les effets de la crise au Kosovo”

.La troisičme année des accords de Dayton s’achčve sur un bilan mitigé: le verdict des élections de septembre n’a pas répondu ŕ l’attente internationale et les partis nationalistes ont relevé la tęte…

C’est l’impression dominante de la presse internationale. Elle est due ŕ ce que j’appellerais “l’effet Poplasen”: l’élection du candidat ultranationaliste ŕ la présidence de la République serbe de Bosnie, au détriment de Biljana Plavsic qui travaillait avec nous, a été un choc pour tout le monde. Mais il faut nuancer: ce fut le seul résultat inattendu. Pour le reste, le verdict, dans les deux entités comme au niveau fédéral, a été conforme ŕ nos prévisions: plus de modération, davantage de pluralisme. Il ne fallait pas s’attendre ŕ la disparition pure et simple des nationalistes qui se trouvaient en situation de monopole. La tendance reste encourageante.

En République serbe, la désignation de l’ultranationaliste Dragan Kalinic pour former le gouvernment ne vous a pas fait plaisir…

C’est un choix logique: M. Poplasen a proposé le représentant du SDS, le parti de Radovan Karadzic, qui dispose du plus grand nombre de députés ŕ l’assemblée serbe. Nous acceptons cette décision démocratiquement prise, mais, bien sűr, nous n’allons pas continuer ŕ travailler avec eux, ŕ leur apporter notre soutien et notre financement. Nous ne le cachons pas: nous mettrons tout en oeuvre pour que Milorad Dodik, le Premier ministre modéré sortant, reste en fonction et poursuive sa coopération avec nous.

En Fédération croato-musulmane, aussi, les blocages persistent. Les réfugiés serbes ne rentrent qu’au compte-gouttes ŕ Sarajevo.

Nous avons mis beaucoup de pression sur les autorités de Sarajevo, nous les avons męme sanctionnées en suspendant temporairement notre aide. Le retour des réfugiés dans la capitale ne s’effectue pas selon nos attentes: autour de 5.000, loin de l’objectif des 20.000 que nous avions fixé. Le gros problčme, c’est le logement alternatif, la possibilité pour chaque réfugié de retrouver son appartement, souvent occupé par des réfugiés d’une autre communauté. Le mouvement est stagnant, il faut absolument l’accélérer. Aujourd’hui, il y a 120.000 demandes de réfugiés pour regagner des zones oů ils sont devenus minoritaires. Potentiellement , l’amplification du retour existe et nous avons élaboré un plan en ce sens: si nous échouons, nous risquons de perdre deux ŕ trois ans décisifs.

Le dernier rapport de l’émissaire de l’ONU pour les droits de l’homme, Jiri Dienstbier, n’incite toutefois pas ŕ l’optimisme…

Le respect des droits de l’homme et de l’Etat de droit n’est pas encore acquis en Bosnie. C’est la tâche la plus urgente. Elle exige un changement de mentalité, l’indépendance des juges et l’évolution du comportement de la police. Ce sont les clés de voűte du systčme ŕ bâtir, Les communistes avaient au mois un avantage: hors des privilčges réservés ŕ l’élite politique, ils traitaient chacun de la męme façon, indépendamment de son origine ethnique. Avec le poids des nationalismes, la situation a empiré: sur les habitudes et les réflexes d’un Etat totalitaire se greffe un motif de discrimination supplémentaire.

Une paix imposée de l’extérieur vous paraît-elle durable ?

Nous ne pouvons pas encore envisager la fin de la présence internationale, mais une chose est sűre: il faut, dans les deux ans ŕ venir, obtenir des améliorations substantielles dans des domaines précis – le retour des réfugiés, la police commune, l’indépendance du systčme judiciaire et l’autonomie économique, avec la réduction de l’assistanat extérieur. A cette condition, il serait permis d’envisager un retrait assez rapide. Mais d’ici lŕ, il faut que la communauté internationale renforce la présence de ses agences civiles et maintienne la présence militaire de la Sfor ŕ son niveau actuel. Quitte ŕ revoir certains aspects techniques du déploiement.

Quelle est la principale mesure positive prise jusqu’ici ?

L’introduction de la monnaie unique a été importante, mais le geste, ŕ la fois concret et psychologique, le plus significatif reste l’introduction de plaques minéralogiques communes sur les véhicules. Désormais, chacun peut voyager, se déplacer sans ętre aussitôt étiqueté. C’est un pas majeur pour la liberté de circulaiton. Globalement, la Bosnie peut devenir un exemple ŕ suivre pour le reste des Balkans: c’est un mécanisme complexe, qui coűte trčs cher, mais qui fonctionne bien.

N’ętes -vous pas inquiet de l’évolution des pays voisins ? En Serbie et en Croatie, les modérés sont peu ŕ peu évincés du pouvoir…

C’est vrai, mais ce n’est pas neuf. Lorsque je suis arrivé, le problčme des voisins était plus ou moins identique. A Belgrade, Milosevic était déjŕ lŕ, il était acteur clé, incontournable, du conflit et il l’est toujours – c’est un fait que l’on peut déplorer mais que l’on ne peut pas nier. Le leader radical, Seselj, n’était pas au gouvernment, mais il n’y restera que jusqu’ŕ ce que Milosevic décide de s’en débarrasser. En Croatie, ce sont les derniers coups de queue de la baleine qui sont préoccupants. On sent que c’est la fin d’un régime et c’est un virage dangereux. Il y a, ŕ Zagreb, un raidissement qui a une influence négative évidente sur les Croates de Bosnie. Mais il s’agit plutôt d’une situation conjoncturelle, liée ŕ la querelle de succession autour du président Tudjman.

L’explosion du Kosovo, en revanche, aurait un impact direct sur la stabilisation bosniaque…

Pour le moment, le sentiment est plutôt au soulagement. Des raids aériens de l’Otan au Kosovo nous auraient rendu la vie beaucoup plus difficile, c’est clair. A long terme, une forte secousse, un électrochoc peuvent ętre salutaires, mais ŕ court terme, une intervention armée aurait eu de graves répercussions pour la présence internationale en Bosnie: les partis extrémistes ont appelé ŕ la solidarité avec Belgrade et j’ai dű prendre une mesure sévčre, le limogeage d’un haut responsable serbe bosniaque, pour calmer le jeu. Personne n’est encore rassuré sur le Kosovo, mais l’impression prévaut que la situation restera gelée au moins jusqu’au printemps prochain.

A Sarajevo, des voix s’élčvent pour dénoncer la tutelle internationale sur le pays…

Tout dépend de ceux qui formulent ces critiques. La plupart des gens nous demandent de rester et souhaiteraient que nous disposions de plus de pouvoir encore. Ils sont conscients que nous devons prendre des décisions ŕ leur place, que c’est le seul moyen d’avancer, parce qu’ils sont encore incapables de s’entendre autour de mesures conjointes. Mais dčs qu’on touche ŕ des intéręts concrets, le droit de propriété par exemple, certains milieux, qui ont souvent des connexions avec le pouvoir, nous accusent d’arbitraire. En général, j’essaie au contraire de ne pas prendre trop de mesures pour ne pas les habituer ŕ fuir leurs responsabilités. Le systčme est complexe: ŕ la fois les pousser dans le dos, au besoin par la contrainte, et en męme temps leur laisser la porte ouverte pour qu’ils reprennent leur autonomie de décision. C’est une double approche, de pressions et d’incitations, qui n’est pas simple, un peu comme un exercice d’équilibre sur un fil.

Vous n’ętes pas ce proconsul tout-puissant, comme vous en accuse l’entourage du président bosniaque, Alija Izetbegovic…

Si nous étions dans un cas réel de protectorat, nous aurions pris bien plus de décisions. Croyez-moi: avec une véritable administration internationale, l’économie commencerait ŕ fonctionner, les investissements arriveraient, les privatisations seraient en route. Mais ce n’est pas le modčle qu’on a choisi, on a opté pour une formule mixte, hybride. Je dis souvent que le Haut-représentant, dont j’exerce la fonction, a de l’autorité – et non du pouvoir…